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L'observation en classe : une compétence à construire

Observer la classe en train de se faire m'a toujours semblé particulièrement difficile.

Je me souviens qu'un jour un élève de CM1, après que j'ai dans un même mouvement repéré un petit mot qui circulait en fond de classe, demandé à un enfant de ranger le livre qu'il lisait en douce sous sa table et fait un signe à deux petits bavards pour qu'ils arrêtent un instant, s'était exclamé : "Mais, maître, tu vois tout !". Je me suis alors dit en moi-même "Ah, si seulement c'était vrai !". Car j'ai toujours eu le sentiment que quelque chose échappait à mon regard. Et je ne parle pas seulement des comportements les plus visibles des élèves mais bien sûr de tout ce qui se passe en classe, de ces multiples interactions qui font la relation pédagogique, qui tissent pour une bonne part les apprentissages ou (co-)construisent les difficultés des élèves.

Je sais aujourd'hui, avec l'expérience, qu'il est, non seulement, impossible de tout voir dans une classe, en particulier la sienne, mais que c'est sans doute peu souhaitable. Cela fait indéniablement partie d'un certain lâcher prise de la part de l'enseignant sur sa propre pratique : il n'est pas, et ne doit pas se penser comme un demi-dieu vivant qui voit tout, entend tout, sait tout.

Pourtant, observer - qui n'est ni regarder, ni voir, mais déjà filtrer, sélectionner, analyser... - fait indéniablement partie des compétences professionnelles requises pour tout enseignant, et a fortiori pour tout maître formateur, appelé à observer la pratique des autres. Nous acquérons au fil du temps et de l'expérience concrète de ce drôle de métier une compétence d'autoanalyse à chaud de ce que nous faisons. C'est un peu schizophrénique sans doute, mais quand je "fais" classe, je me "regarde faire" classe et tout un système d'interrogations (Pourquoi dis-tu ça ?, Qu'est-ce je fais maintenant ?...), d'alertes (Attention, deux élèves n'écoutent pas ! Un tel n'a visiblement pas compris !...), d'anticipations (Dans 5 minutes on passe aux maths ! Ils finissent, collent, rangent et on sera prêt pour la récréation !...), d'analyse (On peut faire ça autrement, J'aurais du expliquer comme cela...) est en permanence actif parallèlement aux systèmes qui produisent l'action proprement dite (la planification et l'exercice concret). Cette "tour de contrôle" est très largement automatisée et les compétences mises en jeu (observation, repérage, anticipation, analyse) semblent avoir été acquises essentiellement sur le tas, justement dans ce "faire classe" qui réclame - on s'en rend très vite compte quand on débute - sa propre régulation. 

D'où des difficultés spécifiques aux enseignants débutants qui, faute d'une capacité d'observation forte, manquent parfois des comportements individuels ou collectifs, peinent à contrôler leurs propres réactions (prises de parole, gestuelle, placement du corps dans la classe...), peuvent être dépassés par la relation avec les élèves et finalement penser qu'ils ne gèrent pas bien la classe. Je me souviens, en formation initiale à l'IUFM, on nous disait que notre regard devait être circulaire et sans arrêt tourner dans la classe, tel le faisceau lumineux d'un projecteur ou l'œil de Sauron à la recherche de l'anneau. Mais on ne nous disait pas forcément pourquoi le faire (sinon pour des questions évidentes de sécurité : toujours savoir où sont les élèves et ce qu'ils font). De même, lors des stages d'observation et de pratique accompagnée (OPA), la consigne était bien d'observer attentivement avant de prendre la classe pour se faire la main, mais jamais on ne nous disait explicitement ce qu'il fallait observer. Or, dans une classe, il y a mille choses à voir et à analyser. Vouloir tout observer, c'est demeurer aveugle à l'essentiel.

L'apprentissage de cette compétence d'observation n'est-il possible que sur le tas ? Sans doute pas, et il est possible d'aider les enseignants qui débutent (et pas seulement eux !) à construire leur regard par des actes de formation spécifique. Le principal me semble être l'observation ciblée. Lors des stages OPA dans ma classe, j'établis pour les stagiaires un programme d'observation très précis, par demi-journée de classe. Ce programme est progressif et correspond à peu près au niveau de chaque stagiaire qu'ils soient étudiants de Master 1ere année, de 2ème année (anciennement PES) ou PES (nouvelle formule). L'idée est de les obliger à regarder certaines éléments constitutifs de la classe en train de se faire, à l'exclusion de tout le reste. Les M1 peuvent ainsi découvrir les éléments de base : la gestion de l'espace dans la classe (agencement, coins, affichages...), la gestion du temps (outils spécifiques, pour l'enseignant, pour les élèves...), les outils de préparation de la classe (cahier journal, programmations, séquences, fiches de préparation...), la posture de l'enseignant (sa voix, ses gestes, son placement...), la relation avec les élèves (interaction avec le groupe classe, avec les élèves individuellement...), la relation didactique (autour d'une séance d'apprentissage spécifique). Les M2 quant à eux, déjà plus avancés, peuvent observer la classe au travers d'une grille plus précise. J'utilise alors les cinq focales de la pratique enseignante de Roland Goigoux. L'effort d'observation portera alors tour à tour sur les éléments visibles de la planification (tous les documents préparatoires), puis de la régulation en classe (exécution de la planification, maintien du climat de classe, étayage, collaboration...), de la différenciation (gestion des besoins différents de chaque élèves, par quel moyens, selon quelles modalités ?), de la motivation (enrôlement, attention, sentiment de compétence) et de l'explicitation (buts des tâches, clarté des objectifs, retour sur les procédures). Pour les PES, si ces observations peuvent encore être pertinentes, il peut être utile d'orienter leur regard, de manière plus précise encore, vers et dans la relation didactique triangulaire entre l'enseignant (rôle de l'enseignant dans la définition des objectifs, des consignes, dans la dévolution de la tâche..), les élèves (compréhension de la tâche, détournement ou requalification possible, stratégies et manière de faire, difficultés...), à propos d'objet de savoir (lesquels ?, savoir, savoir-faire, compétences, procédures...). L'observation porte alors plus finement sur l'analyse de séances didactiques.

Mais l'observation à elle seule ne suffit pas pour apprendre à enseigner. Il faut bien sûr pratiquer, mais sans jamais cesser d'observer tout en faisant. Et c'est là une difficulté très spécifique à l'apprentissage du métier de professeur des écoles et à son exercice. Les enseignants doivent alors prendre conscience de ce qu'il se passe en eux quand ils font et observent simultanément. Il y a en réalité deux grandes modalités d'observation dans l'action : l'observation vigilante et l'observation focalisée. La première est comme un mode radar qui coexisterait en permanence, simultanément à l'action en train de se faire. Elle est liée à l'attention globale que l'on peut avoir des situations, grâce à laquelle on reste vigilant à l'ensemble du contexte, seulement alerté par ce qui sort de la norme, est inhabituel (perturbations diverses et variées n'émanant pas nécessairement des élèves). La seconde modalité est l'observation focalisée. Celle-ci est beaucoup plus consciente et correspond à une volonté d'observer tel ou tel élément de la classe (un élève en particulier ou un groupe d'élèves). Elle correspond alors à ce "pas de côté" qu'il est très utile de faire parfois pour pouvoir repérer des difficultés possibles (d'apprentissage comme de comportement). Elle correspond à une pause plus ou moins longue de l'action, mais contribue à la réorienter (par l'étayage, l'intervention immédiate ou différée). J'aime particulièrement, quand la classe roule, me mettre un peu en retrait et regarder les élèves faire, apprendre par eux-mêmes et avec les autres : c'est aussi un petite rétribution savoureuse !

L'observation peut aussi devenir une action en elle-même. Il est en effet nécessaire parfois d'organiser finement l'observation afin de repérer plus précisément ce qui pose problème à un élève, le bloque, l'empêche de faire. On parlera aussi d'observation centrée sur l'élève. Il faut alors planifier cette observation (à quel moment ? à quel rythme ?), élaborer des grilles d'observables (de compétences, de comportements, de savoirs), identifier l'objet de l'observation (la motivation, l'intérêt, le sens donné par l'élève aux activités, la relation aux pairs...). Cette action d'observation fait intégralement partie du repérage des difficultés scolaires. Elle peut s'effectuer en collaboration avec d'autres observateurs (enseignants spécialisés du RASED, psychologue scolaire, intervenants extérieurs). Ses conclusions permettent à l'enseignant d'élaborer des projets spécifiques pour l'élève (PPRE, plans de travail adaptés) et d'intervenir efficacement lors des réunions institutionnelles (équipes éducatives, ESS pour les élèves en situation de handicap). Les outils pour réaliser ce type d'observation sont très nombreux, en voici une petite liste.

Enfin, l'observation est le préalable nécessaire à toute pensée réflexive et une condition importante de l'évolution de la pratique professionnelle. Si un enseignant prend conscience d'un défaut dans sa pratique (par lui même ou à la suite d'un bilan réalisé par un conseiller pédagogique ou un formateur), il ne pourra le dépasser (et encore pas obligatoirement) que par un effort préalable d'observation des situations qui le conduisent à avoir tel ou tel comportement. Un enseignant qui crie souvent, manque de bienveillance, ne parvient pas à maintenir l'attention du groupe, à gérer le temps... doit pouvoir prendre le recul nécessaire afin d'analyser les éléments qui causent chez lui ces réponses. Or, ces éléments sont toujours "sous ses yeux", encore faut-il être suffisamment armé pour les repérer, les analyser et tenter de les modifier. Or, l'auto-observation est particulièrement difficile tant il est vrai que nous ne savons jamais avec certitude pourquoi nous nous comportons ainsi et qu'il peut être terriblement dérangeant d'un point de vue identitaire de remettre en cause ce que nous sommes. La formation joue alors ici un rôle déterminant dans l'émergence d'une pratique réflexive et/ou un travail sur l'habitus des enseignants.



 

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